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La chevêchette, petit diable du Vercors

L'ornithologue Gilles Trochard est le premier à avoir étudié la chouette chevêchette en France. Reportage au cœur du Vercors.

L'ornithologue Gilles Trochard est le premier à avoir étudié la chouette chevêchette en France. Reportage au cœur du Vercors.

« Tu vois ce hêtre en contrebas, celui avec un trou au milieu du tronc ? C'est une loge de pic vert. En 2012, une chevêchette a exceptionnellement occupé la cavité. Tiens, regarde de l'autre côté… Justement un pic vert qui passe ! » L'ornithologue Gilles Trochard abaisse ses jumelles. « C'était une année d'abondance alimentaire exceptionnelle. Sans doute les chouettes ont-elles occupé ce printemps-là toutes les cavités possibles. Le promoteur habituel de la chevêchette, c'est plutôt le pic épeiche. Elle niche presque toujours dans ses loges, généralement dans des épicéas secs. »
Casquette vissée sur la tête, sac à dos bourré de matériel technique, Gilles Trochard sait de quoi il parle. Le plus petit rapace nocturne d'Europe, il s'y intéresse depuis plusieurs décennies. Et l'année 2012, c'était sa quatrième et dernière saison de terrain pour la première étude sur cette espèce en France.

Chaud sur froid

28 mai 2017. Ce matin, nous marchons sur une piste forestière au cœur du massif du Vercors. Ce haut plateau des Préalpes calcaires cerné de falaises monumentales ressemble à un immense porte-avions de 40 kilomètres de long échoué entre Grenoble et la Drôme provençale. Terre aride et sauvage, le Vercors abrite la plus grande réserve naturelle de France avec 17 000 hectares pour moitié recouverts par une grande forêt. Même si, en ce printemps 2017, il fait anormalement chaud pour la saison, le climat est froid et les conifères abondants. On dirait la taïga sibérienne. « En hiver, au fond de certaines combes, la température peut descendre jusqu'à -35°C. »
Trouver un aussi petit oiseau réputé pour son extrême discrétion dans un terrain de jeu aussi immense est un beau défi. A force de tendre l'oreille pour espérer entendre le chant des mâles et trouver les cavités favorables, Gilles Trochard a localisé et étudié quelque 17 reproductions en quatre ans. Le suivi télémétrique a notamment fourni des indications inédites sur la manière dont l'espèce utilise son territoire.
En 2009, plus de 2000 hectares de la Réserve naturelle des hauts plateaux du Vercors ont été définitivement soustraits à toute exploitation forestière et placés en Réserve biologique intégrale. Dans ce périmètre, l'Office national des forêts et la Réserve naturelle voulaient un état des lieux approfondi sur cet oiseau, excellent indicateur de la qualité du milieu forestier. Telle était la mission de ce naturaliste qui s'est démené pour qu'un film à destination du grand public soit réalisé parallèlement à l'étude scientifique. Ainsi a vu le jour Discrète chevêchette, un documentaire primé par le prix Paul Géroudet au Festival international du film ornithologique de Ménigoute en 2013.

160 grammes

Poids de la plus grosse proie capturée par une chevêchette, une solide grive draine deux fois plus lourde qu'elle. Parfois, c'est un pic épeiche qui peut connaître le même sort. Décidément, la petite chouette n'a pas froid aux yeux. Elle chasse à l'affût perchée sur une branche. Ses piqués foudroyants donnent le bénéfice de la surprise. Si les rongeurs fournissent la base de son alimentation, elle l'enrichit d'invertébrés et de nombreux oiseaux. Surtout en hiver, quand la neige rend les micromammifères inaccessibles, ou lors de l'élevage des jeunes. Ses serres longues et fines sont particulièrement adaptées à la capture des passereaux. En mai et en juin, elle pille à la chaîne les nichées de mésanges, de roitelets ou de grimpereaux méthodiquement plumés puis dépecés.

Clairière avec chandelle

«Ici, il y a tout pour plaire à des reliques glaciaires. D'ailleurs la Tengmalm se maintient aussi bien dans le secteur. » L'ornithologue emprunte un sentier discret sur la gauche. Puis descend à travers la forêt pour déboucher dans une petite clairière. Le genre d'endroit qu'apprécie la chevêchette. Comme ce prédateur chasse à vue, les espaces ouverts lui facilitent la tâche.
Devant nous se dresse une magnifique chandelle, autrement dit un épicéa sec cassé à huit ou neuf mètres de haut et dont le tronc compte plusieurs cavités. Celle qui est occupée cette année se situe à environ trois mètres du sol. Pour l'observer, on s'assied, on surveille et on attend. Cet arbre, Gilles Trochard l'a découvert il y a huit ans. Chaque année depuis, la chevêchette l'utilise pour nicher… mais en changeant parfois de trou. Le succès de la reproduction dépend énormément de la disponibilité en rongeurs. « 2011 était une année de famine. Les oiseaux ramenaient au nid de misérables lézards vivipares. Des cinq nids suivis, seuls trois jeunes au final se sont envolés. L'année suivante, une belle fainée a fait pulluler les campagnols roussâtres. Les chouettes ont niché avec un mois d'avance. Dans un nid, j'ai compté neuf œufs, puis huit jeunes à l'envol. Un record à ma connaissance. »
Nous attendons toujours, assis au pied d'un hêtre à la belle écorce lisse. Si la femelle couve encore, on ne verra peut-être rien malgré plusieurs heures d'affût. Mais si les œufs ont éclos, le spectacle ne saurait tarder…

Chouette climat

Connue depuis longtemps dans les Alpes et le Jura suisse tout comme sur la frange est de l'Hexagone, la mini-chouette aux yeux d'or était considérée comme une grande rareté. Depuis une vingtaine d'années, les observations se multiplient dans les différents massifs. Elle a été découverte en 2007 dans le Massif central et tout récemment dans les Pyrénées. L'intérêt qu'elle suscite et l'augmentation du nombre d'observateurs expliquent en partie toutes ces nouvelles mentions mais ce n'est pas tout : sur certains secteurs jurassiens bien connus, l'accroissement de ses effectifs est manifeste.
Une étude menée dans la forêt du Risoux montre une hausse spectaculaire de la biomasse en passereaux ces dernières décennies dans les forêts de montagne, y compris en hiver. Avec le réchauffement, les espèces banales de plaine se répandent et les spécialistes du froid s'effacent. Peut-être la chevêchette bénéficie-t-elle au moins temporairement de cette évolution.

Mort aux mésanges

La chevêchette est adaptée à des alternances de disette et d'abondance. La quantité de graisse chez la femelle à la fin de l'hiver détermine le nombre d'œufs qui seront pondus. Un bon moyen d'adapter la voilure aux ressources disponibles.
Quand ils l'ont repérée, les passereaux du secteur se rassemblent pour crier et piquer du nez sur l'ennemi public numéro un dans l'espoir de l'éloigner. Un peu comme agiraient des merles et des geais lorsqu'ils localisent une hulotte… Sauf que cette stratégie de défense collective est dangereuse avec un chasseur diurne. « J'ai vu une fois une chevêchette capturer en plein vol une mésange noire qui la houspillait. »

Manger au coup de sifflet

Tout à coup, on entend un siiiiiii un peu traînant. Le cri de la femelle qui réclame au mâle un ravitaillement ! Petite présence d'une prodigieuse densité, madame est là, perchée sur une branche d'alisier à quelques mètres de la cavité, Queue courte rayée, corps massif couleur forêt, tête arrondie, deux sourcils blancs sévères et surtout ces yeux sauvages incroyables. Au même instant, une tête apparaît à l'entrée de la loge. Un jeune déjà étonnamment costaud contemple le monde extérieur. Il doit avoir une vingtaine de jours et pourrait sortir tout bientôt du nid. Ce printemps, les chevêchettes ont à nouveau un mois d'avance. « Rien à voir avec la température élevée de ces dernières semaines. C'est l'abondance des rongeurs qui commande le timing

Une histoire de couple

Contrairement à ce que l'on a découvert chez la Tengmalm, le couple de chevêchettes est très stable, fidèle et territorial, hormis quelques excursions hivernales. Au mâle, la lourde tâche d'assurer le ravitaillement de la famille, une prouesse qu'il réalise quasiment sans maigrir. Son secret ? Il croque souvent la tête très protéinées des proies transmises à la femelle. Cette dernière se charge de fabriquer et incuber les œufs, puis de chauffer les jeunes durant leurs dix premiers jours. Une fois qu'elle a commencé à pondre, son compagnon n'est plus admis dans la cavité.
La femelle vide constamment la loge de ses déchets, elle récupère les proies du mâle qu'elle découpe en petits morceaux avant de donner la becquée aux poussins. Quand elle n'est pas dans la loge, elle surveille les lieux depuis un perchoir à proximité. Seule la mort de son partenaire ou une famine peut la contraindre à s'éloigner pour chasser elle aussi. Si c'est elle qui disparaît, son partenaire continuera d'amener des proies qu'il finira par glisser à l'intérieur du trou. Mais pas question de les décortiquer. Les jeunes mourront de faim entourés ou même recouverts de proies intactes.

La chevêchette, petit diable du Vercors - La Salamandre
© Fred Renaud

60 à 80 %

Faites le calcul ! Cinq à sept œufs pesant chacun 9 grammes sont pondus à peu près tous les deux jours. Cela représente au total une production de 60 à 80% du poids d'une chevêchette femelle. Heureusement que son partenaire nourrit copieusement cette pondeuse modèle. Contrairement à la chouette de Tengmalm qui couve dès la ponte du premier œuf, ce qui décale les naissances et le développement des jeunes, la chevêchette attend la dernière ou parfois l'avant-dernère ponte pour commencer l'incubation. Dès lors, les poussins éclosent et s'envolent presque simultanément. Peut-être est-ce l'inaccessibilité de son nid aux prédateurs qui l'autorise à prendre ainsi son temps.

Chaud pour le campagnol

Encore quelques cris. Puis un sifflement doux sur une note répété six fois qui rappelle le chant d'un bouvreuil pivoine… Voilà le mâle ! Il est perché sur un petit épicéa à gauche de la clairière, la queue agitée de tics nerveux. Dans ses serres, il tient un campagnol. L'oiseau est un peu plus petit et foncé que la femelle. Nouvelle strophe sur un ton. Il attend la réponse susurrée de sa partenaire avant de voler jusqu'à l'alisier pour lui déposer sa proie. Quelle chance de voir tout cela, cette seconde rencontre est magnétique !
Comme les petits sont déjà gavés, la femelle néglige l'offrande et profite du calme pour fermer les yeux. On dirait qu'elle s'assoupit. 15h10, après neuf heures d'activité, c'est l'heure de la sieste… Cinquante minutes plus tard, madame se réveille. Elle prend son temps, s'étire, se nettoie du bec, ouvre une aile, puis l'autre, avant de s'ébrouer. Soudain, d'un geste vif, elle saisit le campagnol inerte et vient se poser à deux mètres au-dessus de nous.
Incroyable ! Elle est juste là, on pourrait presque la toucher. Un féroce petit diable nous dévisage avec curiosité pendant deux longues minutes avant de décamper, toujours avec son rongeur dans les pattes. Sans doute va-t-elle l'entreposer dans l'un de ses garde-manger, une autre cavité ou fourche entre deux branches.
« Difficile à trouver, la chevêchette n'est pas du tout craintive. Sa familiarité est parfois même assez étonnante. C'est un cadeau de l'observer ainsi de tout près. » Pour une fois, l'humain bienveillant n'est pas l'intrus qui dérange. Le contact tout proche avec ce petit concentré de sauvage est comme une expérience réparatrice.

Combien de poussins ?

« Bon, les deux adultes ont disparu, on va en profiter pour contrôler rapidement la nichée. » A pas feutrés, Gilles Trochard se rapproche de l'épicéa sec. A la main. il tient une canne télescopique coudée au bout de laquelle il a fixé une petite webcam.
Au pied de l'arbre, il y a plein de restes de proies et de pelotes de réjection que les fourmis sont en train de dévorer. Un trésor qui permet de reconstituer le menu des poussins. La femelle expulse périodiquement les déchets hors du nid. Question d'hygiène bien sûr mais pas seulement. En s'accumulant, os, plumes, poils, pelotes et crottes font peu à peu remonter le fond du nid. Les poussins se retrouvent donc de plus en plus près du trou d'envol. « Même si la martre ne rentre pas dans une loge de pic épeiche parce que son crâne est trop large, elle peut quand même y passer la patte. Si les jeunes sont trop hauts, elle est capable de les sortir un par un. »
Aujourd'hui, fort heureusement, seule une caméra miniaturisée se glisse dans la loge grâce à la conduite experte de Gilles Trochard. Sur l'écran de son ordinateur portable s'allument d'incroyables yeux jaunes. « Ah oui, ils sont bien gros ! Un, deux, trois… quatre. J'arrive pas à les voir tous, le canal d'entrée est courbé. Je ressaie, ah oui, cinq… et six jeunes. Belle nichée. Allez, filons pour les laisser en paix… »

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Nombre sidérant de proies comptées dans un seul garde-manger de chevêchette, une loge de pic épeiche au trou d'envol particulièrement étroit. En hiver, faire des stocks de nourriture permet de survivre à des conditions fluctuantes malgré de très modestes réserves de graisse. Au printemps, au moment d'élever les jeunes, la chouette amasse aussi fréquemment des proies entre des branches. Elle se souviendrait extrêmement bien de l'emplacement de ses différentes réserves.

La chevêchette, petit diable du Vercors - La Salamandre
© Christian Fosserat

Clouer le bec à l'épervier

La chevêchette évite ses cousines forestières en étant active de jour. Mais cela en fait une proie potentielle pour deux autres puissants prédateurs, l'autour des palombes et l'épervier femelle, le mâle étant probablement trop petit. Voilà pourquoi elle paraît constamment sur ses gardes. Si elle n'a pas le temps de se cacher dans un conifère, elle peut adopter une stratégie de défense originale : tourner la tête et présenter à l'agresseur sa nuque ornée de motifs clairs qui dessinent un faux visage aux yeux et aux sourcils surdimensionnés. Paraître plus grande qu'elle ne l'est peut dérouter le prédateur. Curieusement, la mésange huppée, proie régulière de la chevêchette, utilise exactement le même stratagème.

La chevêchette, petit diable du Vercors - La Salamandre
Gilles Trochard Ornithologue et guide naturaliste / © Julien Perrot

Gilles Trochard

Ornithologue et guide naturaliste Naît en 1960 à Caen en Normandie, passe son enfance en Côte d'Ivoire et en Algérie. Devient guide pour des voyages naturalistes à partir de 1988, conseiller pour des documentaires animaliers et formateur d'accompagnateurs en moyenne montagne. Etabli dans le Vercors depuis 1995 où il est garde de la réserve naturelle de 2000 à 2002. A participé à différentes recherches scientifiques dont l'étude sur les chevêchettes pour laquelle il a effectué le suivi de terrain. En savoir plus sur ses voyages :

gilles.trochard@wanadoo.fr

La chevêchette, petit diable du Vercors - La Salamandre

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A écouter Retrouvez la chevêchette et la Tengmalm avec Julien Perrot sur les ondes de RTS La Première lundi 2 juillet à 11h. Ce sera l'occasion de se réjouir de la réapparition dans la grille d'été de l'émission Chouette ! animée par Nancy Ypsilantis.

Visionnez les deux Minutes Nature réalisées dans le Vercors

La Salamandre remercie chaleureusement Pierre Baumgart, François Burnier, Vincent Chabloz, Jacques Laesser, Dominique Michelat, Pierre-Alain Ravussin et Gilles Trochard pour leur précieuse collaboration dans la préparation de ce dossier.

Cet article fait partie du dossier

Chevêchettes et Tengmalm, des chouettes aux yeux d’or

Couverture de La Salamandre n°245

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 245  avril - mai 2018, article initialement paru sous le titre "Le petit diable du Vercors"
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