© Pierre Baumgart

Les chevêchettes avec Pierre Baumgart

Par l'écriture et le dessin, carte blanche au peintre naturaliste genevois Pierre Baumgart. Un amoureux de la plus petite chouette d'Europe.

Par l'écriture et le dessin, carte blanche au peintre naturaliste genevois Pierre Baumgart. Un amoureux de la plus petite chouette d'Europe.

Contrairement à la hulotte, l’effraie ou la chevêche, la chevêchette n’existe pas dans l’imaginaire collectif et reste méconnue de bon nombre de naturalistes. De mœurs diurnes, cette petite chouette évolue dans un vaste territoire forestier, souvent perchée le long d’un tronc ou dans les branches des sapins. Son plumage terne la dissimule à l’observateur.

Jeu de patience

Les forêts montagnardes abritent une faune disséminée et discrète. Le temps investi, le partage des connaissances et l’expérience des anciens permettent de pousser les portes de ce monde secret. J’ai vécu mes premières observations aux places de danse des grands tétras ou aux nids de chevêchettes comme des expériences initiatiques. Si je connais mieux ces oiseaux aujourd’hui, c’est grâce à quelques amis, fins pisteurs, qui ont partagé avec moi leurs découvertes. Depuis bientôt 30 ans, les rendez-vous avec le petit rapace dans les forêts du Jura, des Alpes et même de Scandinavie m'ont offert l’occasion de tisser de belles amitiés.
La chevêchette niche dans des cavités d’arbres creusées par les pics. Ces loges évoquent à la fois l’idée d’une gardienne d’immeuble et d’un artiste qui se prépare à monter sur scène. L’écoute du chant printanier permet la localisation d’un territoire. Un peu plus tard, la tournée des loges confirme l'occupation des nids en recherchant les déchets ou les pelotes de réjection au pied des arbres. Le spectacle commence alors, car cet oiseau n’est pas farouche et ne semble pas se préoccuper de la présence humaine.
Les deux adultes se manifestent dans le périmètre de l’arbre choisi pour la reproduction. L’activité se déroule à hauteur de la cavité dans laquelle ils vont et viennent. En général, c'est un spectacle qui se passe très haut, ce qui impose de fortes perspectives au dessinateur. En 2006, la découverte assez exceptionnelle d’une loge occupée dans un sapin blanc à 1 m 30 du sol m’a offert des observations uniques à hauteur d'yeux.

1 km

Portée maximale du chant du mâle chevêchette. Cet oiseau extrêmement territorial ne supporte aucun rival dans son domaine vital d'une superficie de 1 à 2,5 km2. Il manifeste sa présence en chantant surtout à l'aube et au crépuscule. Le refrain typique est une succession de six à dix sifflets sur la même note, parfois séparés par des trilles plus graves en cas de grande excitation. On entend surtout la chevêchette au printemps et en automne, saison à laquelle se forment les couples et se définissent les territoires. Beaucoup d'ornithologues localisent l'oiseau en imitant son chant, un artifice potentiellement perturbateur, tout particulièrement au printemps au moment de la reproduction.

Une femelle qui chante

  • Jura vaudois, le 21 avril 2000

Nous entendons le chant flûté d’une chevêchette perchée au sommet d’un conifère. Un second individu chante soudain. Le mâle arrive en vol et rentre dans la cavité. Il guigne un moment, puis chante depuis la loge, tandis que la femelle l’observe d’un arbre voisin. Il sort, se perche sur une branche à côté du trou et chante à nouveau, de manière très agitée, en balançant sa queue. Il s’envole ensuite et rejoint sa partenaire pour s’accoupler. Cette observation m'apprend qu’en plus de son habituel sifflement un peu chuinté, la femelle chante occasionnellement comme un mâle. En avril, le mâle chante surtout le matin et le soir. C’est la période des accouplements, brefs et réguliers, que l’on repère grâce aux trilles des oiseaux. Il est possible d’apprécier alors leurs tailles respectives et les subtiles différences des plumages. La femelle, un peu plus grande, paraît plus pâle et moins contrastée. Les nouveaux couples mettent parfois un peu de temps à s’installer, ce qui peut expliquer des décalages dans les dates de ponte et le fait que certains mâles chantent encore assidûment en juin. L’enneigement qui rend plus difficile la capture de petits mammifères peut également influencer la date de la ponte.
Une fois sur ses œufs, la femelle ne fera plus que de brèves sorties journalières, pour se dégourdir les ailes ou pour manger une proie apportée par son conjoint. Pour le spectateur, le rideau est tiré.

Le temps des nourrissages

Après environ un mois d’incubation, des morceaux de coquilles d’œufs blancs, parmi les déchets éparpillés au pied de l’arbre, témoignent de la naissance des poussins. Les éclosions se succèdent à quelques jours d’intervalle, mais il est impossible de savoir combien de jeunes se trouvent dans la loge. Le mâle chasse sans relâche pour nourrir toute la famille et stocker ailleurs le surplus de proies. Il ne nourrit jamais les jeunes dont il est tenu à distance par la femelle. Quand il apporte un petit mammifère ou un passereau, il s’annonce par quelques douces notes flûtées. La femelle vient alors récupérer la proie qu’elle offrira aux poussins.
Durant un mois, les nourrissages se succèdent, plus fréquents à l’aube et au crépuscule. La femelle amène les captures du mâle, nourrit la nichée puis sa tête apparaît à la loge, le bec plein de déchets qu’elle recrache au pied de l’arbre. Elle passe du temps dans la cavité pour chauffer ses jeunes au début de leur croissance, mais la place manquera bientôt. Elle séjournera dès lors plus souvent à l’extérieur.

Les chevêchettes avec Pierre Baumgart - La Salamandre
© Pierre Baumgart

65 grammes

Poids moyen du mâle de la plus petite chouette d'Europe… contre 80 g pour la femelle. Cette taille mini donne trois grands avantages : se faufiler dans la végétation pour capturer rongeurs ou passereaux, nicher dans des loges de pic épeiche beaucoup plus nombreuses que celles du pic noir et surtout inaccessibles à la martre. Et enfin, se contenter de peu dans des forêts d'altitude souvent pauvres en ressources. En revanche, ce faible gabarit en fait une proie potentielle pour les autres chouettes. Sa parade ? Se planquer quand se réveillent ses cousines nocturnes.

L'intrusion du pic

  • Préalpes vaudoises, le 20 mai 2000

En arrivant à la cavité que nous connaissons bien, car elle a déjà abrité une nichée quatre ans plus tôt, nous sommes heureux de voir apparaître la logeuse.
Un pic alarme dans le voisinage. C’est une femelle de tridactyle qui vient se percher à proximité et tape nerveusement sur un tronc. La chevêchette apparaît tout de suite à la loge et fixe des yeux le pic, puis vole contre lui. Les deux oiseaux se battent bruyamment. La chouette met l'intrus en fuite et revient dans la cavité. A ma grande stupéfaction, le pic est de retour quelques instants plus tard et se fige devant l’orifice pour toiser la résidente des lieux, puis il s’envole.
Le lendemain, une recherche minutieuse permet de découvrir un mâle de pic tridactyle en train de forer une nouvelle cavité à 200 mètres de là. Comme ces oiseaux réutilisent parfois d’anciens ouvrages, la femelle convoitait certainement la cavité occupée par les chouettes. Quand les poussins sont prêts, le comportement de la femelle change pour les inciter à quitter le nid. Elle siffle longtemps devant la loge avant d’amener une proie et les abandonne parfois de très longs moments, ce qui pousse les jeunes à venir voir ce qui se passe dehors. Au début, ce sont de timides apparitions, mais bien vite ils s’installent à tour de rôle à la cavité et observent longuement les alentours. Ils sont plus gris que les adultes et moins ponctués. Leurs yeux sont plus pâles.

Les chevêchettes avec Pierre Baumgart - La Salamandre
© Pierre Baumgart

Le grand saut

Tout à coup, l’aîné quitte la cavité d’un vol approximatif pour atterrir tant bien que mal sur les branches basses d’un arbre voisin ou parfois sur le sol. Il ne restera pas longtemps ainsi vulnérable et gagnera rapidement de la hauteur. Les autres suivront, parfois à quelques jours d’intervalle.
Les jeunes ont quitté la cavité qui devenait trop étroite. Ils n’y reviendront pas. Ils sont maintenant dispersés dans les hautes branches des arbres alentour et quémandent la becquée. La femelle vient leur apporter les proies, mais ils n’hésitent pas non plus à voler vers elle quand elle apparaît. Le nourrissage d’un individu attire fréquemment l’un ou l’autre de ses frères et sœurs qui réclament leur part. Il n’est donc pas rare de trouver des jeunes perchés côte à côte durant les quelques jours qui suivent l'envol. Leur rayon d’action va s’élargir au fur et à mesure que s’affirme leur maîtrise du vol. On les entend encore réclamer leur pitance et voler d’un sapin à un autre, mais les nourrissages deviennent de plus en plus rapides et les observations aléatoires.
Inéluctablement, les jeunes chevêchettes s’éloignent de l’arbre qui les a vues naître pour errer discrètement au cœur de la vieille forêt.

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31 jours

Age moyen auquel les jeunes chevêchettes s'envolent du nid. Ensuite, la femelle continue à les nourrir en préparant les proies avant de les laisser peu à peu se débrouiller. Il est temps qu'ils apprennent à plumer et dépecer rongeurs et oiseaux. Et bientôt à chasser ! Après deux semaines, la mère abandonne sa progéniture pour muer. Son plumage couvert de salissures et usé par ses allées et venues dans la loge a grand besoin d'être renouvelé. Le mâle finit alors l’éducation des petits par quelques ultimes livraisons de proies entières.

Festin partagé

  • Haute-Savoie, 22 et 27 mai 2017

A 1000 mètres d'altitude seulement, un couple de chevêchettes a démarré la saison de nidification de manière précoce. La loge est assez haute, dans un arbre écorcé, mais il est possible de prendre un peu de recul pour l’observation.
A leur faciès différent, j’identifie plusieurs jeunes qui viennent guigner tour à tour. Avec des mouvements circulaires de la tête, ils regardent attentivement tout ce qui se passe dehors. Un nourrissage a eu lieu à mon arrivée mais, depuis, la femelle ne s’est plus manifestée. Je m’en vais après avoir dessiné un moment, car la lumière a changé et la loge est à contre-jour.
Je suis de retour cinq jours plus tard. Ce matin, il n’y a plus de jeunes dans la cavité. Avec un peu de patience, j’en trouve un perché, puis un autre un peu plus loin, mais très haut dans les branches. La femelle arrive soudain avec une proie et vient se percher à côté de lui. Il frétille des ailes et siffle beaucoup. Alors qu’elle dépiaute un petit rongeur pour le lui offrir à manger, un des autres jeunes arrive en vol et se perche vers eux. Il est très agité et réclame sa part. La femelle se tient entre les deux et leur donne à manger. A peine le temps d’esquisser sur mon carnet cette scène magnifique que déjà elle s’envole. J’entendrai plus tard les manifestations d’un nouveau nourrissage que je ne verrai pas. Le souvenir le plus marquant de ma quête à la chevêchette remonte à fin mai 2000. Avec mon ami Serge Baciocchi, nous convions le docteur Jacques Burnier, éminent ornithologue et naturaliste âgé de 86 ans, à venir observer, pour la première fois près de son chalet des Préalpes vaudoises, une famille de chevêchettes. Arrivés sur place, nous allons prudemment jusqu’à l’arbre à cavité qui se situe dans une splendide forêt de sapins sur un éboulis. Mais un problème d’équilibre empêche le docteur Burnier d’observer en hauteur avec ses jumelles. C’est pourquoi je m’assieds par terre et lui suggère de s’appuyer contre moi.
Je passe un moment inoubliable à recueillir, presque comme des confidences, ses remarques émerveillées. Nous dormons le soir au chalet dont les murs sont recouverts de gravures du célèbre artiste Robert Hainard. Jacques Burnier nous raconte en détail les histoires de quelques-unes de ces somptueuses scènes qu’il a vécues avec le peintre et graveur genevois.

Chouette talisman

Bien des années auparavant, à l’aube de ses 70 ans, Jacques Burnier a eu un accident vasculaire cérébral qui explique ses problèmes d’équilibre. Son fidèle ami Robert venait de terminer une petite sculpture d’une chevêchette observée ensemble, dans le Vercors. Immédiatement, il est venu à l’hôpital avec la chouette en bois qu’il a déposée dans sa main. Jacques Burnier nous a expliqué que le contact de cette forme l’avait certainement aidé à trouver la force de passer du bon côté.
Mon ami Serge m’a offert un exemplaire d’un tirage en bronze réalisé à partir de cette sculpture en bois. La petite chouette trône depuis lors dans mon atelier, comme si elle veillait sur mon travail. Je l’entends parfois chanter. Elle me raconte des histoires de vieilles forêts et d’amitié inaltérable.

Les chevêchettes avec Pierre Baumgart - La Salamandre
© Pierre Baumgart

1971

Le 19 mai, les naturalistes genevois Robert Hainard et Jacques Burnier visitent le Vercors. Conduits par un ornithologue local, ils observent un trésor qu'ils n'ont semble-t-il encore jamais vu : un nid de chevêchette. De retour à l'atelier et sur la base de ses croquis, Robert Hainard réalisera des années plus tard sa gravure n° 500 qui représente l'oiseau perché au sommet d'un épicéa, le regard sévère. A cette époque, la chevêchette était presque inconnue sous nos latitudes et les observations rarissimes. Quarante ans plus tard, l'ornithologue Gilles Trochard retrouvera l'oiseau presque au même endroit

Les chevêchettes avec Pierre Baumgart - La Salamandre

PIERRE BAUMGART

Peintre et graveur animalier Naît à Genève en 1969. Passionné depuis l'enfance par la nature et le dessin. Fait un passage aux Beaux-Arts où le dessin naturaliste est alors peu considéré. Apprend la gravure sur bois au contact de ses aînés Christophe Stern et Robert Hainard. Ouvre un atelier en 1995 en ville de Genève. Observe, croque et grave depuis lors patiemment la faune sauvage pour des expositions, des journaux et des livres dont En suivant les milans noirs paru en 2016.

pierre-baumgart@bluewin.ch

J’aimerais spécialement remercier Serge Baciocchi, mais aussi Pierre Walder, Pierre Henrioux et d’autres compagnons du Groupe d’Etude sur les Rapaces Nocturnes de l’Ouest Vaudois qui étudient et recensent les chouettes depuis tant d’années.

Découvrez la suite de notre dossier sur les lutins aux yeux d'or.

Cet article fait partie du dossier

Chevêchettes et Tengmalm, des chouettes aux yeux d’or

Couverture de La Salamandre n°245

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 245  avril - mai 2018, article initialement paru sous le titre "Avec les chevêchettes"
Catégorie

Dessins Nature

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