© Jean-Luc Wisard

Cet article fait partie du dossier

Voyage au centre de la terre, le sol et ses habitants

Le sol comme horizon

Pédologue passionné, universitaire renommé et coauteur du Sol vivant, la bible francophone de la biologie des sols, le professeur Jean-Michel Gobat nous reçoit dans son terrain de jeu préféré, au fond des bois.

Pédologue passionné, universitaire renommé et coauteur du Sol vivant, la bible francophone de la biologie des sols, le professeur Jean-Michel Gobat nous reçoit dans son terrain de jeu préféré, au fond des bois.

Avec votre vieille pelle pliable, vous creusez fébrilement dans le sous-bois… Cherchez-vous des truffes ?

Non, ni de l'or d'ailleurs (sourire) Je prépare un profil de sol, c’est-à-dire une petite fosse pour regarder ce qui se passe dans la partie cachée de la forêt. Que ce soit ici, dans un pré ou un marais, mon métier, c'est de m'intéresser à ce monde invisible sous nos pieds. Je suis pédologue, en grec celui qui étudie le sol.

Le sol est une archive. Ici précisément, que raconte-t-il ?

Sur ces 90 cm d'épaisseur, nous pouvons lire 15 000 ans d'histoire. A une profondeur de 40 cm, j'ai par exemple trouvé les traces du passage des glaciers. Après avoir érodé les sols d'une grande partie de la Suisse et de la France, ils ont abandonné en fondant des galets et des pierres arrachés aux Alpes. Sous ces dépôts glaciaires nommés moraine, on aperçoit les calcaires du Jura formés il y a plus de cent millions d'années.

© Jean-Luc Wisard

Pourquoi la terre change-t-elle de couleur selon la profondeur ?

En creusant, on rencontre différentes couches horizontales. Les pédologues les nomment des horizons. A la base de ce profil, la terre est grisâtre. C'est le matériel d'origine, mélange entre les apports du glacier et les calcaires locaux. En 15 000 ans, son aspect n'a pas changé. Au milieu, la teinte brune à ocre indique une transformation des minéraux due aux variations du climat. Enfin, en surface, un horizon plus sombre résulte de l'activité de la vie qui incorpore la matière organique produite en grande partie par la végétation.

Y a-t-il donc différentes sortes de terre et de sols ?

Absolument ! En prospectant avec ma petite pelle, j'ai pu identifier quatre types de sols dans un rayon de 20 m. Là où c'est plat, les dépôts glaciaires cristallins sont plus épais et influencent le développement d'un certain type. Sur les pentes, la moraine a été érodée et les calcaires dominent. Dans d'autres régions, les roches dictent la formation de sols encore différents. En Auvergne par exemple, des sols dits volcaniques sont issus de basaltes, de cendres et de laves.

Le climat joue-t-il aussi un rôle ?

Si l’on monte en altitude, le froid inhibe l'activité des organismes et ralentit la décomposition de la litière. Les horizons de surface deviennent sombres et épais. Là où il pleut beaucoup et lorsqu'une couche imperméable est présente en profondeur, l'eau stagnante conduit à la formation des sols de marais ou de tourbière.

Et les terres rouges du midi de la France ?

Comme en Afrique, les sols du littoral méditerranéen n'ont pas été touchés par les glaciers. Ils ont ainsi pu évoluer pendant beaucoup plus longtemps et dans un climat plus chaud. Les roches fortement altérées libèrent des oxydes de fer qui colorent la terre de rouge. C'est comme la rouille sur la barrière du jardin.

Un sol naît et évolue. Est-il vivant et peut-il souffrir ?

Ce n'est pas un être vivant comme une plante ou une bactérie, mais il contient beaucoup de vie. L'ensemble des organismes qui l'habitent contribue à son évolution, le fertilise et le rend plus résistant aux perturbations. Il n'a évidemment pas de sensibilité à la douleur. Pourtant il souffre, car il est l'objet de plusieurs menaces.

Lesquelles ?

Au niveau mondial, la perte de terres cultivables et pâturables à cause de l'érosion constitue l'atteinte principale. Deuxièmement, la pollution. Et enfin, l'urbanisation, la menace la plus grave qualitativement, car elle détruit complètement le sol.

À quoi ressemble un sol pollué ?

Vous souvenez-vous des images choc de cheminées aux fumées noires ou de poissons le ventre en l'air dans des rivières putrides ? Ces preuves de la contamination de l'air et de l'eau ont frappé l'opinion publique et favorisé toutes sortes de mesures. La pollution du sol est beaucoup plus pernicieuse. D'une part elle est invisible. Une terre saine ou polluée conserve le même aspect. D'autre part elle est très diffuse et on ne peut pas la concentrer pour la traiter ou la confiner comme de la poussière à l'aide d'un balai. Enfin, certains polluants se transforment dans le sol ou se combinent en devenant plus toxiques encore.

En suisse, 1,1 m2 de terres agricoles disparaît chaque seconde. Est-ce inquiétant ?

Dans ce pays montagneux, la pression de l'urbanisation est extrêmement marquée en plaine où la densité de population est déjà élevée. Dans ces régions, les terres agricoles se réduisent même de 2,2 m2/s ! A l'échelle nationale, environ 1/5 de ce recul de terre agricole s'explique par l'avancée de la forêt consécutive à la déprise agricole. Heureusement, ces sols-là ne sont pas détruits mais en quelque sorte mieux protégés par le couvert forestier. Hélas, en même temps, l'expansion urbaine continue de dévorer les meilleures terres agricoles.

1/3 des sols de la planète sont dégradés. Notre société aurait-elle oublié l'importance de la terre ?

Je ne crois pas. Mais nous avons peut-être désappris que le sol est fragile et qu'il a besoin de temps pour se recharger. Malheureusement, la croissance démographique et la réduction des surfaces cultivables n'arrangent rien.

Le sol est plus riche et productif qu'une barrière de corail. Pourquoi est-il considéré comme sale ?

Je ne pense pas qu'un agriculteur ait cette vision. Mais il est vrai qu'on assiste souvent à une sorte de mépris de la terre. C'est symptomatique d'une perte générale du lien avec la nature, aussi en raison de l'urbanisation. En même temps, heureusement qu'il y a des villes. Tant qu'elles ne s'étalent pas trop, elles permettent de conserver des sols agricoles tout autour.

En France, 70% des tomates proviennent de cultures hors-sol. Qu'en dites-vous ?

L'hydroponie offre quelques avantages. Elle permet de mieux doser l'eau, les engrais, les pesticides et parfois d'économiser des surfaces qui peuvent être utilisées pour des buts également très nobles comme la conservation de la biodiversité. Cependant ce type de culture ne sera jamais généralisable en raison de son coût énergétique élevé. Alors qu'à la base le sol naturel fonctionne gratuitement grâce au soleil.

Bien entendu, le sol n'a pas qu'une fonction alimentaire…

Il est à la fois support de la vie terrestre et de la biodiversité, protecteur contre les crues, archive permettant d'étudier le climat du passé et de mieux comprendre ses évolutions futures, élément du paysage… C'est une thématique d'une richesse infinie.

Les écologistes protègent les éléphants, la banquise ou les oiseaux. Le sol manquerait-il de militantisme ?

Ce n'est pas une thématique très porteuse, tout simplement parce qu'il est invisible. Pour le rendre populaire, il suffit de creuser et de montrer ce qu'il y a dans la terre. Mais personnellement, je ne souhaite pas un militantisme classique en sa faveur. Ça risquerait d'en faire un objet en soi et de l'isoler de la problématique générale de la conservation de l'environnement alors qu'il en est au cœur. J'aimerais au contraire que le sol soit pris en compte de manière générale dans toutes les préoccupations écologiques où il est concerné.

Comment la perception du sol a-t-elle changé depuis le début de votre carrière académique ?

En 1980, quand j'ai commencé à donner mon cours de pédologie à l'université, la quasi-totalité des étudiants n'avait jamais entendu parler du sol dans leur cursus scolaire. Aujourd'hui, si l’on pose cette question, environ 1/3 de l'auditoire lève la main… J'ai confiance, car je sais que le sol possède une grande capacité à émerveiller. Surtout les enfants, ses protecteurs de demain.

Quelle est la plus grande défaite moderne du sol ?

La destruction incessante des sols tropicaux et équatoriaux. Très pauvres en matière organique, ce sont les plus fragiles de la planète. Malheureusement, les pédologues n'ont pas encore assez su convaincre la société que le déboisement et l'érosion qui s'ensuit sont dramatiques.

Un pronostic pour nos sols à l'horizon 2100 ?

Au-delà de l'évolution de l'agriculture et de l'urbanisation, l'avenir des sols va essentiellement dépendre du climat. Comment modéliser la partie la plus complexe de l'écosystème en partant de scénarios climatiques eux-mêmes parfois incertains ? Globalement, c'est impossible. Mais une chose est sûre, par l'impact de ses activités sur la nature, l'être humain a à la fois entre les mains les clés de son propre destin et de celui de la Terre.

«On n'hérite pas la terre de nos ancêtres, on l'emprunte à nos enfants.» Comment mettre en pratique ce dicton amérindien ?

En Suisse et en France, le sol est protégé par la loi. Mais il faudrait que le monde politique veille plus sérieusement à son respect, au même titre que cela se fait pour l'air ou l'eau. Ensuite la sensibilisation à la fragilité et à l'importance du sol doit être systématiquement enseignées dans les écoles. Et enfin, à chacun d'entre nous de s'engager concrètement pour un développement durable de nos terres, à commencer par son jardin ou ses choix de consommation.

Pour aller plus loin

Le creusage de ce profil de sol en time-lapse.

Les conseils de Jean-Michel Gobat pour être un jardinier responsable.

Jean-Michel Gobat / © Jean-Luc Wisard

Jean-Michel Gobat

  • 1976 Licence en biologie
  • 1981 Doctorat sur l'écologie des tourbières à Neuchâtel, puis post-doc en pédologie au CNRS à Nancy (54)
  • 1987 Professeur d'écologie végétale à l'Université de Neuchâtel
  • 2010 Avec M. Aragno et W. Matthey, 3e édition du livre Le sol vivant aux Presses polytechniques romandes 2018 Sortie prévue de Sols et paysages de Suisse occidentale, avec C. Guenat chez le même éditeur.

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Voyage au centre de la terre, le sol et ses habitants

Couverture de La Salamandre n°236

Cet article est extrait de la Revue Salamandre

n° 236  Octobre - Novembre 2016
Catégorie

Écologie

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